Les femmes japonaises et le haïku.
 
  «  Même une servante du plus bas niveau, qui travaillerait à l'écurie dans la ferme d'un village isolé, aurait à coeur d'éviter de couper les bourgeons ou les branches fleuries pour allumer le feu, se désolerait d'abîmer la neige vierge du potager avec ses marques de pas; elle pourrait même être émue par la splendeur des levers et des couchers de soleil vus par la fenêtre de sa hutte de montagne; elle pourrait écrire un haïku en imaginant des endroits célèbres comme la mer de Nago ou la baie d'Osaka... » Réflexion d'un poète de Haïku du 17ème s. Ihara Saïkoku.
Tout ce qui fait notre vie peut devenir haïku » Tanji Momoko.
 

Au début du 20ème s. les femmes japonaises auteures de haïku renouvellent les thèmes traditionnels – « Recueil de choses et d'autres vues de ma cuisine » par Takahama Kyoshi - mais elles sont encore considérées comme des bas-bleus, et le monde du haïku reste largement masculin.
 Après guerre, les femmes sont définitivement entrées dans ce qui va devenir peu à peu une écriture presque uniquement féminine. Elles y apportent le lyrisme, l'érotisme, le sentiment amoureux et les vers libres – et aussi l'humour. 
Vent d'automne
une casserole de riz au curry
complètement dévorée
Tsuji Momoko 
«  L'impatience de ne pas être capable de dire ce que je voudrais dire, le malheur de ne pas être capable d'entendre ce que je voudrais entendre, le chagrin de ne pas être capable de rencontrer ce que je voudrais rencontrer: j'ai décidé de chanter cela en dix-sept syllabes plutôt que verser des larmes. » Mayuzumi Madoka, née en 1965.
je recrache les noires,
noires graines du melon d’eau
Takeshita S.
 
 
Les femmes ont tendance à utiliser les conventions du haïku pour une expression soigneusement emballée de leur émotion spontanée – la colère, le chagrin, la joie; elles marquent aussi plus d'insistance sur le corps – absent des haïku « classiques »:
neige à la fenêtre
un corps de femme
fait déborder l'eau de la baignoire
Katsura Nobuko
choisir un maillot de bain:
depuis quand ses yeux à lui
remplacent-ils les miens?
Mayuzumi Madoka 
  comme on reprise des chaussettes
je recouds mon esprit
et continue
Yoshino Yoshiko
                         festival des petites filles:
                     visages des poupées inchangés
                  je n'ai eu d'autre choix que de vieillir 
                                 Enomoto S.
                                                             papillon d'hiver
                                                       la lande aussi épuisée
                                                   que n'importe quelle mère 
                                                             Tsuda Kiyoko
 quelqu'un me regarde
à travers un store en rotin 
par un jour d'hiver 
Tsuji Momoko
 
en ce jour de neige
mon corps mouillé:
un doigt, un orteil: j'aime tout!
Katsura Nobuko  
 
Texte et poèmes, extraits de: Far Beyond the Field: Là-bas, bien au-delà du champ... Columbia University Press
   
  
Des kimonos pour goûter aux fleurs du cerisier La chronique de poésie de Gaspard Hons in Le Mensuel littéraire et poétique n°364
  
 Du rouge aux lèvres, haïjins japonaises, édition bilingue, traduction de Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, éd. La Table Ronde.
 
L’amour, le quotidien, la nature, la souffrance : quelques uns des 
thèmes abordés par les poétesses japonaises en ces éclairs fulgurants, 
précis et concis que sont les haïkus.
 
Nos haïjins (les femmes auteurs de haïkus) traversent ce livre sur la 
pointe des pieds, porteuses d’une tradition ainsi que d’une mise à jour 
du cadastre poétique. On revient sans cesse à la lune, au puits, aux 
cerises, aux papillons, pourtant la modernité fait surface, s’installe 
quitte à bousculer l’ordre figé d’une société : Ah, si je pouvais / 
envoyer par fax / un pré d’astragale ! (Miyoko Hashimoto, 1925).
 
Ce haïku semble étrange à côté de ceux du maître en ce domaine, Bashô et
 de la légendaire Chiyo-ni (1703-1775) : Fête des poupées. / Mon enfant 
rit sans cesse / quand elles tombent. 
Ces merveilleuses poupées qui tombent, proches des femmes poupées, des 
fragiles japonaises de nos fantasmes, sont aussi la représentation du 
couple impérial et de sa suite. Dévotion au Japon pour les poupées 
jusqu’à les fêter tous les ans le 3 mars.
 
Poupées qui nous rappellent les petits pas posés par Sei Shônagon, 
attachée au service d’une princesse japonaise du XIe siècle. L’intrusion
 de Shônagon dans Du rouge aux lèvres n’est pas fortuite. Ne peut-on pas
 la considérer comme la grande maîtresse japonaise de nos haïjins, ainsi
 que des tankistes (les adeptes du tanka) et ceux du renga ou du renku. 
 
Proche de Sei Shônagon, de ses notes de chevet, Nobuko Katsura 
(1214-2004) : 
Je vois un homme, / mon kimono lâche. / Nuit aux lueurs de luciole.
 
Comment montrer le temps qui passe, le corps qui prend ses aises, 
Katsura nous confie avec tristesse : Quel ennui, / ces seins ! / Longue 
saison des pluies.
Les iris continuent à fleurir au pays du sourire.
 
Merveilleuse lecture de nos petites soeurs japonaises, tel ce haïku de 
la bistrotière de Tokyo : Souhaitant être amoureuse / je fourre une 
fraise / dans ma bouche. (Masajo Suzuki, 1906-2003)
Elle aborde aussi le grand âge avec mélancolie : L’automne des femmes... / Je suis mélancolique / d’avoir teint mes cheveux.
 
Amari Ôki (1941), intellectuelle et artiste aime les fleurs du prunier, 
les cigales, la lune et Brahms : Fraîcheur du soir. / Quelqu’un me 
demande / Si j’aime Brahms.
 
Beaucoup de saisons des pluies chez ces poétesses grappes de glycine, 
mais rien de superficiel, on pourrait le croire. Une présence terrible 
de l’être dans leurs trois vers : le coeur, le corps, l’âme et l’esprit :
 Pour mon visiteur / je tire un poireau / à tâtons dans la nuit.
Teijo Nakamura (1900-1988) a promu l’art du haïku auprès des ménagères de son pays.
Débutante, Minako Tsuji (1965) : Vent nocturne sec et froid. / Mon foetus / bouge violemment.
 
Morte dans un hôpital psychiatrique en 1946, je me réserve la leçon de 
tendresse, de douceur et d’humanité de Hisajo Sugita (née en 1890). Elle
 a fondé en 1932 la revue Hana-goromo : kimono pour goûter les fleurs du
 cerisier.
 
Kazué Asakura (1934-2001) vivait à Nagasaki en 1945 : L’air moite miroite. / Faudra-t-il me dialyser / Aussi dans la tombe ?
 
Livre intense, touchant et attachant à poser à notre chevet. S’il nous rapproche du Japon, il nous rapproche de nous-mêmes.
 
 
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