Magique…
à chaque fois je m’émerveille : un matin, je
me lève, j’ouvre
les volets, et le monde est devenu
magique: blanc, pur, parfait. Sous
la neige, le sol
ondoie doucement, les pierres levées qui limitent
le
jardin deviennent de petits fantômes tout blancs, prêts
à
marcher vers la forêt; les branches nues de
l’églantier se parent
de velours, et chaque feuille du
bosquet de bambous semble un trait
fin qui se détache
sur le ciel gris.
Autour du bassin, de petites
marques de griffes m’apprennent que les oiseaux sont déjà levés,
mais la cour est toute lisse, pas un renard, pas un chat, pas une
personne n’y est encore passé.
Me
vient en tête la trilogie infernale de l’hiver : pieds
mouillés-doigts
gelés
-pelle à
neige, mais je rejette cette vision terre-à-terre pour mieux me
laisser emplir de toute cette beauté. Du ciel tombent des milliers
de flocons, chacun minuscule mais qui s’empilent très vite pour
transformer le paysage en conte de fées. Pourtant, bien sûr, dans
quelques heures la cour sera quadrillée de pas, de pelletées de
neige, de chemins creusés par la brouette pour rapporter du bois;
mais ces traces disent la vie: nous allons nous rencontrer, sortir,
nous chauffer, faire à manger.
En
effet, en vivant je laisse des traces de toute sorte, dans la nature
comme dans le coeur d’autres personnes et je n’ai pas toujours
l’occasion d’y penser. Il y a tant de choses à faire aujourd’hui
qu’hier est déjà loin et presque oublié. Le grand silence de
cette matinée me fait réfléchir: comment est-ce que je laisse
le monde derrière moi?
Je regarde ma chambre - c’est une habitude que j’ai prise, de me
retourner en sortant pour voir la première impression que j’aurai
en y revenant. En quelques gestes, je peux en faire un endroit
agréable à retrouver tout à l’heure. Quant à mon bureau…
disons que j’ai beaucoup de travail en retard, et que je vais,
c’est promis, le ranger cet après-midi !
Et
hier soir ? Je ne pense pas seulement à la cuisine, à la vaisselle,
mais aux personnes avec qui j’ai passé la soirée, les ai-je
quittées contentes de ce moment passé ensemble ? Celles que j’ai
rencontrées dans la journée, celles avec qui j’ai parlé au
téléphone…? Qu’est-ce qui reste en suspens ? Une promesse, un
message à envoyer, une petite querelle à oublier ? Est-ce que je
suis allée dormir le coeur tranquille, ou bien lourd de mots
maladroits, d’irritation stupide ?
Examinant ma vie, verrai-je des
colères blessantes, des rancunes profondes ? Quels chagrins
pourraient être consolés ? Quel apaisement pourrait être apporté
par un sourire ou quelques mots ? Quel pardon ai-je refusé ? Le
monde derrière moi:
peut-on y voir un peu plus de clarté, ou tout au moins, un peu moins
d’obscurité ?
Quoi
de plus important qu’apporter un effleurement de beauté, une
échappée de lumière, et, disons le mot, une offrande
d’amour.
Avons-nous aidé à ouvrir une porte, avons-nous su alléger une
souffrance ? Avons-nous planté un arbre, ou une fleur, ou au moins
une graine d’espoir ? Le
monde derrière nous:
nous le savons meurtri, abîmé par la violence, mais qu’avons-nous
donné à tous ceux qui nous accompagnent, nous soutiennent, nous
aident à vivre et à ce monde qui nous porte et nous nourrit ?
Je
voudrais faire le vœu, un peu tardif, de me retourner régulièrement,
pour être sûre que tout est paisible et harmonieux derrière moi.
Contemplant cet espace infini de blancheur, ce matin, je voudrais
être sûre de ne laisser que des traces légères, des souvenirs de
joie, des instants de paix...
illustrations: Lulena, T- Ni, T.Eliassen, mapetitemediatheque