jeudi 28 mai 2020

Bousculer le monde

L'harmonique de l'univers... 

 

  Le monde change;


sur une plage un promeneur a écrasé

un minuscule coquillage; dans une centaine d'années,

il y aura un nombre infinitésimal

de nouveaux grains de sable encore pointus et anguleux,

et mille ans plus tard de petits grains ronds

et lisses auront apparus – le monde change;

 
dans le jardin, pour la première fois, les boutons de camélia

vont s'ouvrir: nous ne savons pas de quelle couleur

seront les fleurs; quelques feuilles de radis,

deux petits bouts de rien, tout verts, dans le potager;

ce matin, on a rapporté les cendres de M.

du funérarium – le monde en est-il un peu plus vide,

ou un peu plus plein?




 Il paraît qu'on a trouvé

au fond des océans, dans les grandes failles obscures,

des poissons inconnus, aux formes étranges,

aux yeux aveugles – peut-être que dans dix millénaires,

ils ramperont hors de l'eau, et tout recommencera,

mais autrement ; la chatte a fait un nid dans le placard,

sur les serviettes de toilette,

comme à chaque fois – les petits ne vont pas tarder, cette nuit

peut-être-


le monde change;



dans le pré d'en-bas, chaque jour, les veaux

s'éloignent un peu plus de leurs mères : on pourra bientôt

les séparer sans les entendre meugler désespérément

toute la journée, inconsolables;


le long du talus, la terre détrempée après toute cette pluie

a commencé à glisser: qu'en est-il en moi

de la force de la terre? Combien de temps

avant qu'elle ne me tire vers elle –

 le monde change.

 

Sur l'écran de mon ordinateur, j'ai vu hier

ma petite nièce, Arabella, se mettre à marcher,

tomber en éclatant de rire, et se relever: bientôt

elle va partir explorer, s'éloigner, grandir;

va-t-elle changer le monde,

le monde la changera-t-elle? Dans le désert iranien

on tombe sur des ossements – sous l'effet du vent et

du sable, ils chantent, fête

des morts sans sépulture;

et cet air qui me compose aussi, quand

glissera-t-il à travers

mes os pour rejoindre
                   
                   l'harmonique de l'univers?





   


         Le monde change;

les pins qui se sont écroulés cet hiver sous le poids de la neige

servent de refuge

aux insectes et aux vers -

bientôt poudre bientôt humus bientôt atomes;

les hommes qui habitaient près de la rivière

autrefois

ont laissé s'écrouler les maisons 

de pierres grises; une bordure de rosiers
                        sauvages marque encore la trace des tombes -
le monde change.

 
Les abeilles y bourdonnent dès l'aube ,

petites flèches de soleil aux ailes sucrées-

délices;

une île a surgi de l'océan, ruisselante,

comme une reine,

et à des milliers de kilomètres,

les plages ont tremblé – et l'eau,

qui me traverse, me polit, me gouffre -

quand ruissellera-t-elle retournant aux nuages, à la pluie,

au ciel sans limite? 

Un seul papillon a éclot,

tache blanche

sur feuille verte:

est-il heureux,ou

solitaire?

Est-ce que cela peut changer le monde?



Chacun de mes pas bouscule

un peu

le monde;

le monde frissonne dans chacune de mes respirations –

je change le monde -

le monde change-

maisons, îles, abeilles, cendres, poissons, coquillage;

naissance, mort, humus, ciel;

eau, terre, vent -

le corps – le monde.








Photos: Liliane, Marylise, Lulena


vendredi 22 mai 2020

« Eh bien, dansez maintenant! »





C'est une cigale tout à fait ordinaire; elle aime sa vie de cigale, et ce bel été, dont elle a glorifié chaque journée. C'est si merveilleux de chanter au soleil! Mais aujourd'hui, le soleil est voilé, le ciel un peu gris... Pour la première fois de sa courte existence, la cigale ressent un peu d'inquiétude. ...

« Eh bien, dansez maintenant! ». La fourmi se mord les lèvres; elle n'a pas eu l'intention de prendre ce ton sarcastique, mais enfin, elle est énervante, cette cigale!
Gentille, oui, et une véritable amie, c'est vrai, mais où irait-on, si tout le monde ne pensait qu'à s'amuser comme ça? S'il n'y avait personne pour être sérieux et travailler dur? Alors voilà, ça lui a échappé et elle est un peu ennuyée maintenant, mais dans son innocence, la cigale n'a rien vu, et elle répète d'un air étonné et ravi:
«Danser...danser...tiens,quelle bonne idée... »



Et, oubliant de dire au revoir, elle s'éloigne, tandis que la fourmi la regarde avec...une pointe d'envie? Le coeur un peu serré, elle se dit que oui, elle aussi, elle aurait aimé danser, peut-être, mais voilà, c'est comme ça, et oui, elle est énervante, cette cigale qui vous oblige à réfléchir, à croire qu'il y a d'autres choix possibles, alors qu'en fait, se dit-elle en se secouant, il est temps de se remettre au travail.

Et la cigale contemple cette nouvelle idée: « Danser! Quelle chance d'avoir une amie aussi intelligente! Danser, oui, mais où? » Au bord de la rivière, ou sous son pin préféré? Au soleil ou à l'ombre? Où trouvera-t-elle l'inspiration...? Elle regarde le sol, et décide en un éclair qu'elle peut commencer là, juste là, exactement où elle est.

Un peu timidement, elle remue ses cymbales, papillonne des ailes,allonge une patte, puis l'autre...L'affaire demande à l'évidence un peu de mise en train. « J'ai sans doute l'air stupide, se dit-elle. L'araignée va encore se moquer de moi, et que vont penser mes enfants? » Mais peu à peu, le corps s'assouplit, l'air s'allège; il lui semble qu'il y a un petit quelque chose qui a changé, mais est-ce à l'extérieur, ou au-dedans d'elle-même, elle ne pourrait le dire.

Et la cigale danse.



Le monde retient son souffle puis pousse un long soupir de contentement. 

Sur les arbres proches, les feuilles rougissent un peu et, se dégageant des branches, se laissent doucement tomber vers elle.

La cigale danse.

Et le monde devient plus brillant, plus vaste; les collines se desserrent, l'horizon recule, le ciel se soulève; une douce brise rafraîchit la terre. Les herbes roussies par l'été acceptent l'hiver à venir, et un autre printemps, où elles ne seront plus.

Et la cigale danse.

C'est une cigale tout à fait ordinaire, pas très jeune ni très vieille, ni laide ni jolie; elle a tant chanté au soleil, et consciencieusement s'est efforcé de le faire bien, c'est à dire en faisant le plus de bruit possible. N'était-elle pas là pour ça? Annoncer l'été, la chaleur, et faire entendre le temps qui passe...Insouciante et joyeuse, elle chantait sa vie, enfermée dans sa légère carapace, sans souci du monde qui l'entourait.
 
Mais aujourd'hui, c'est différent.

Elle danse pour le monde.
 
Elle danse parce qu'elle sait qu'il faut aussi la danse, et la joie, et le don qui n'attend rien que d'être donné... Elle danse, la cigale, en ce début d'automne; elle danse la joie du monde et la fourmi frissonne, et le monde, un instant, semble poser les armes...
 
Et vous, quand avez-vous dansé pour la dernière fois..?



Lulena- Joshin Ni Les essentiels, la Vie



vendredi 15 mai 2020

Vers la source bleue...




C’était peut être parce qu’elle en avait assez de répondre aux questions de ses amis et de sa famille, ou parce qu’elle ne savait plus que leur dire. Comment expliquer ce qui ne peut se mettre en mots ? Comment partager cette certitude qu’elle porte depuis longtemps déjà, là, juste sous le coeur, à chaque souffle ? Alors, le tout dernier soir, elle prit un pinceau et de l’encre et écrivit d’une main ferme :
«  Je ne rejette pas le monde mais je cherche un chemin pour mon coeur vers cette eau pure qui coule jour et nuit... »
   
La veille. La veille de son ordination, la veille du jour où elle allait entrer définitivement au monastère, kimono blanc, cheveux rasés, tête haute, coeur battant. Et devenir « Chiyo-Ni », la nonne Chiyo.

Parce qu’ils ne comprenaient pas : autour d’elle, on s’étonnait, elle était veuve et vieille, déjà presque 50 ans, qu’allait-elle changer sa vie maintenant ? Elle était célèbre, une des plus grandes poètes de son époque, le Japon entier résonnait de ses haïkus : que pouvait-il y avoir de plus important que cette reconnaissance ? Pourquoi, mais pourquoi cette décision ?

On lui prédisait des larmes et des regrets, une vieillesse triste, une solitude amère. D’autres la félicitaient : oui, le monde est laid, mieux vaut partir et le laisser tourner tout seul ; elle avait raison de se couper des autres, de s’éloigner de toutes ces émotions humaines porteuses de douleur. 

Ils avaient tous tort : elle ne refusait rien, elle avait enfin trouvé le courage de choisir ce qui est vrai, ce qui est absolu, ce frémissement qu’elle avait jusque là transformé en mots. 




Mais ce n’était plus assez, il fallait donner plus, tout donner. Elle voulait ce qui est parfait, illimité plutôt que l’imparfait et le manque ; avec assurance, elle se tournait vers la seule chose qui pouvait combler sa vie, que son coeur contenait depuis toujours : le murmure d’une eau fraîche qui annonce l’infini.

Elle ne fuyait rien. Elle aimait le monde et les êtres, et le printemps, et la beauté pâle de l’hiver. Elle aimait la poésie, d’abord, et aussi les tasses vert céladon si fines qu’on n’ose les toucher, les rires des enfants, la soie si légère que l’on porte en été. 

Elle ne se détournait pas, elle allait au contraire. De tout son être, d’un seul élan, elle allait là où elle était appelée. Elle « allait vers », sans certitude et pourtant parfaitement sûre, vers ce chant, cet appel secret, cette musique. Vers cette eau pure. 

Elle se mettait en chemin. Là où les autres pensaient qu’elle s’arrêtait, elle savait qu’elle ne désirait qu’avancer. Et s’éloigner un peu du monde, de son bruit pour être plus près de son coeur. Car le coeur est immense, il contient les êtres, et l’hiver, et les rires et le monde quand nous savons l’écouter.

Avait-elle l’oreille plus fine que la plupart d’entre nous ? Un jour - un matin clair ou un soir paisible, elle l’a su, c’était là : une soif d’absolu. La texture même de sa vie, de toute vie. Qui ne connaît ces moments qui nous font soudain tressaillir, mais que trop souvent nous rejetons, les appelant mirage ou illusion. Et pourtant...

Dans le coeur, une source dont on sait qu’elle comblera toutes nos soifs, une transparence qui reflètera chaque joie de l’âme. Pure : une eau bleue qui nous débarrasse de toutes nos peurs et nous fait entrer dans l’immensité. 

Plus rien ne comptait pour elle que ce chemin qui mène à l’amour. «  Cette eau pure qui coule jour et nuit » : elle est là, toujours, tendez l’oreille...





Lulena- Joshin Ni Les Essentiels, la Vie

vendredi 8 mai 2020

Printemps du moine Ryokan






Printemps: doucement le son paisible

du bâton d'un moine s'éloigne du

village.


Dans le jardin, les saules verts,


sur l'étang flottent sereinement

les fleurs d'eau.


Mon bol est parfumé du riz

d'un millier de maisons;

mon coeur a renoncé aux richesses et 

au succès;


avec en moi


le souvenir des anciens Bouddhas,

je marche vers le village 

pour un autre jour
 
d'aumônes.



 

dimanche 3 mai 2020

Pleine lune de mai: Vesak


Pleine lune de mai


En Inde, et dans les pays d'Asie du Sud Est, le jour de commémoration de la naissance, de l'éveil et de la mort de Bouddha est nommé Vesak (du nom du deuxième mois lunaire du calendrier hindou, Vaisakha) et Buddha Purnima, soit la Pleine Lune du Bouddha.
Cette commémoration a lieu lors du jour de Poya du mois de mai (pleine lune de mai). 
Cette année le jeudi 7 mai.  
 Photo Françoise


Née après Shakyamouni
morte avant Maitreya

ma vie certes commence et se termine
entre deux Bouddhas

mais la naissance
n’est pas la naissance
et la mort
n’est pas la mort

Lung Po
le vieux pin
sereinement repose
entre deux nuages...


Lung Po- nonne bouddhiste chinoise 11éme s.





Photo Yvon





Je suis le Bouddha

ayant gagné l'autre rive

j'y fais passer tous les autres

étant libéré je libère

étant consolé je console



parvenu au Nirvana total j'y conduis tous les êtres

je suis celui qui montre le Chemin

parce que je le connais parfaitement

je ferai tomber la pluie de la Loi

telle la pluie qui irrigue les plantes et les arbres



tous ceux qui m'écoutent deviendront

des Bouddhas







Sutra du Lotus Blanc
Photo Anne
Les personnes du monde

qui ne me comprennent pas

m'appellent

de mon nom du monde:

« Vieille Zhou »



  • vous m'invitez à la Fête du Bouddha,

qui dure sept jours,

mais la fête de la méditation

est sans fin...



Huixu nonne bouddhiste chinoise 11éme s.

Nous asseoir ensemble pour le Vesak: 
https://framadate.org/hM3CBtO6rQTHWTKG

La fin d'un blog

     Impermanence et changement...    pas facile parfois... la fin de ce blog depuis avril 2012, pour moi, un espace de liberté, un espace d...