jeudi 3 décembre 2015

Que faire?





En ce moment, j'habite le plus souvent à Paris. A Paris, j'habite dans le 11e, rue de Charonne. C'est quelque chose qui dit tout de suite comment était la nuit du vendredi au samedi de la semaine dernière. Très difficile, très bruyante, très angoissante. Le lendemain matin, c'était la journée de zazen de Paris. C'est aussi dans le 11e, vers le boulevard Voltaire.

Je suis partie de bonne heure, dans la rue complètement vide, avec seulement des personnes de la police scientifique. Je pensais être toute seule pour cette journée, il avait été demandé aux gens de ne pas sortir, et surtout dans ce quartier. Et, en fait, la plupart des personnes sont venues.



 
Il y avait eu, je pense, cette impulsion vraiment, de dépasser la peur, le questionnement, pour venir se rassembler et pratiquer ensemble.

Ça a été une journée très, très intense, très très forte et de laquelle nous sommes tous repartis, je crois, complètement différents, du fait d'être ensemble, de réfléchir, de parler de tout ce qui venait de se passer.

 
Alors, bien sûr, tous ces événements de la semaine dernière, j'ai envie d'en parler aussi aujourd'hui parce que je pense que l'on a tous des questions. Et que notre première question est : “Que faire ?”.

 
Cela m'a renvoyée à un moment, il y a quelques années, où j'avais étudié comment on avait répondu à cette question en d'autres temps. Il y a une période qui m'intéresse beaucoup. Vous savez que l'origine du zen c'est le ch'an en Chine et que, ce que l'on a appelé en quelque sorte l'âge d'or du zen, est la période des Tang autour du 8e siècle.

 


C'est le moment où la Chine est vraiment un empire. Je pense que dans le monde entier c'était le plus grand empire, le plus riche, là où il y avait le plus de culture, d'art, de commerce, d'échanges, de philosophie, de religion, etc. C'était un moment assez extraordinaire dans l'histoire de l'humanité.

Mais c'était quand même très étendu et il y avait sans cesse des problèmes aux frontières, des escarmouches, des guerres. On prenait donc des paysans que l'on amenait aux frontières. Ils s'y battaient. Ça posait un tas de problèmes, d'abord les gens devaient payer des taxes pour entretenir l'armée et les armes, etc. Et pendant que les paysans faisaient la guerre, ils n'étaient pas aux champs. Ça a duré comme ça pendant quelques années et l'on sentait des choses qui craquaient un peu partout. 

Vers le milieu du 8e siècle, l’empereur a eu l'idée de faire venir des armées de mercenaires pour que les paysans puissent rester dans leurs champs. Ils ont donc fait venir des armées de mercenaires de toute l'Asie centrale. Ils allaient se battre, on les payait et ils rentraient chez eux. Ça a duré un certain temps, puis l'armée de An Lushan à Chang'an dans le sud-est de la Chine si je ne me trompe pas, qui s'appelle Paix Éternelle, a refusé de rentrer chez elle. Pourquoi est-ce qu'ils rentreraient dans leur pays pauvre et poussiéreux alors qu'ils étaient au centre de ce qu'il y avait de plus riche et de plus merveilleux au monde.

 
Alors la guerre civile a commencé. Ça a duré 10 ans, guerres civiles, suivies par des famines. Suivies par des épidémies, parce que bien sûr, de Chang'an cela s'est étendu partout. Ça a duré 10 ans. Au bout de 10 ans, 2/3 de toutes les personnes du pays étaient mortes. 2/3 ! On ne peut même pas imaginer ce que cela représente. 2 personnes sur 3 étaient mortes, soit de la guerre, soit des épidémies, soit des famines, soit des déplacements. Donc le problème qui se posait à tous, à tous, quelque soit leur fonction dans la société, était : “Que faire ?”. Vous étiez un moine, vous sortiez du temple, et vous aviez des maisons calcinées, des cadavres partout et les gens se tournaient vers vous et vous demandaient : “Que faire ?”.

 
Il y a un poète qui a été un des grands poètes des Tang, Du Fu qui était à Chang'an qui a écrit :



Les empires s'écroulent,

montagnes et rivières demeurent”.




Les empires s'écroulent ; dans notre vie, il y a sans arrêt, à chaque instant, des choses qui s'écroulent, quelque chose du corps, de l'esprit, de la situation autour de nous. Sans arrêt, si nous regardons, dans notre vie nous pouvons voir que les choses s'écroulent. Quelquefois très brutalement et horriblement comme la semaine dernière et puis quelquefois au fil des jours. Et même cette Chine, qui était la grande puissance au monde, de façon incroyable, s'écroule.

 
Et puis, “montagnes et rivières demeurent”. Je ne pense pas qu'il dise simplement que les choses humaines sont fragiles, que les maisons s'écroulent mais que les montagnes restent.

 
Je pense qu'il faut l'entendre un peu différemment dans la vision du Zen, du Ch'an à l'époque. Quoiqu'il se passe, la montagne est sans cesse, complètement, pleinement montagne. Elle réalise complètement sa “fonction” de montagne. Bien sûr, elle va s'éroder, elle va changer. Même les montagnes vont finir par s'écrouler. Mais la montagne est toujours pleinement elle-même, la rivière est toujours pleinement elle-même quelque soit sa forme.

 
Comment faisons-nous, êtres humains, pour être pleinement nous-mêmes quand nous sommes confrontés à ce qui s'écroule. Je pense que c'est la question qu'il pose. Et la réponse aussi qui est dans la question. Et c'est cette réponse qui nous interroge. Comment est-ce que l'on fait pour rester pleinement un être humain pour conserver notre nature, notre nature lumineuse, notre nature de Bouddha, notre nature insaisissable et sans limites lorsque tout s'écroule ainsi.

 




Tout bouge sans cesse, le Maître précédent de la période des Tang est Huineng. Vous avez forcément entendu parler de lui. Le Sutra de l'Estrade, etc. C'est une pratique très monastique et très intériorisée. C'est vraiment une pratique personnelle. Il a eu 2 grands disciples, Mazu qui va être dans l'école Rinzai et ce qui sera l'école Rinzai au Japon par la suite. Et l'autre Shitou, qui va être dans le Sôtô Zen, notre école. Ce sont les deux grands Maîtres qui ont apparu dans cette période de confrontations et de problèmes incessants. Et tous les deux à leur manière ont cherché cette réponse à : “Que faire ?”. Comment exprimer à travers tout ce chamboulement, toute cette douleur, toute cette horreur, comment exprimer pleinement notre Nature de Bouddha.

 
Bien sûr, ce “Que faire ?” a beaucoup de niveaux de réponses. On le voit en ce moment quand on écoute la radio, etc. Il y a des réponses judiciaires, il y a des réponses législatives, des réponses militaires, des réponses diplomatiques, que sais-je ?

 
Mais nous, là, nous qui n'avons pas pouvoir ni judiciaire, ni législatif, ni rien, qu'est-ce qu'on va faire ?

 
Shitou dit ceci, une des réponses qu'il donne est :

 “Tourner sa lumière vers l'intérieur et voir clairement sa véritable nature.”

 
C'est difficile parce que dans notre période actuelle, nous sommes une société, une culture du faire, du faire concret. Peut-être beaucoup plus concret qu'à cette époque. Alors on se dit que l'on va faire quelque chose. On va aller donner son sang, on va aller aider quelqu'un, on va aller héberger, etc. Tout ça est important. Tout ça c'est du faire, c'est important. Mais ce que Shitou dit en tant que Maître Zen, ce que nous, nous pouvons chercher en tant que pratiquants de la Voie du Bouddha, est comment nous allons voir et faire apparaître notre véritable, pleine nature. Parce que tant que nous ne pouvons pas voir notre véritable nature, ce que nous allons faire risque d'être toujours un peu insuffisant.

 
Il y a quelque chose de clair, pour moi, en tant que monastique, d' évident, c'est que méditer, faire zazen, c'est faire. Ce n'est pas se mettre à côté. A un moment, Shitou dit :  

“Le véritable enfer, c'est vous servir de votre propre pratique pour fuir le monde”.

 
La plupart d'entre vous a, je pense, reçu le courrier que j'ai envoyé après le vendredi, proposant de passer une soirée en zazen ensemble. Plusieurs d'entre vous nous ont accompagnés dans la pratique de zazen du jeudi et je pense, pour ce que j'en ai ressenti comme les quelques personnes avec qui j'en ai parlé, nous savons que nous avons fait quelque chose. Nous savons qu'en tournant notre lumière vers l'intérieur et en laissant notre lumière ressortir dans ce monde, en remettant dans toute cette obscurité du désastre, de cette pulsion de mort, dans toute cette obscurité de la souffrance partagée, nous mettons un peu de la lumière dans le monde. En tout cas, nous remettons, nous dégageons, je ne sais pas comment le dire, nous réalisons notre propre lumière.

Je crois que ce n'est pas rien.






 
Je crois que c'est une obscurité qui tombe sur le monde quand ces périodes se passent, n'est-ce pas ? C'est une obscurité au sens où l'esprit de ces personnes qui sont noyées dans l'ignorance est obscur. Elles sont noyées dans leur colère. Il n'y a plus aucune lumière dans leur esprit pour faire des choses pareilles. Et nous, nous remettons au moins notre propre lumière. Parce que si nous éteignons nous aussi notre propre lumière, alors il n'y a plus de lumière dans le monde.

 

Et Shitou dit que le véritable enfer serait de se servir de la pratique pour fuir le monde, mais maintenant, dans notre société actuelle, l'autre véritable enfer aussi serait d'oublier notre propre pratique pour se mettre devant Facebook, Google et toutes les images ! C'est aussi éteindre notre lumière.

 
Je ne dis pas de ne pas regarder, j'ai moi aussi acheté les journaux, j'ai écouté la radio. Mais nous devons trouver l'équilibre juste, celui qui préserve notre lumière. Nous devons renforcer notre propre lumière pour voir notre véritable nature parce que vraiment c'est en exprimant notre propre nature que nous pouvons effectivement vivre la non-séparation avec tout ce qui se produit. 

 

 
Quand nous sommes comme eux, au 8e siècle en Chine, dans le désastre, cela veut dire qu'il n'y a plus aucun endroit où vous pouvez regarder. Il n'y a plus aucun endroit où vous pouvez marcher, où il n'y ait pas la destruction et la mort. Vous avez envie de vous retirer de ça. Vous avez envie de vous mettre dans un petit jardin intérieur, quelque part. Et pourtant quand vous exprimez complètement votre propre nature, et c'est ce que Mazu a dit : “Vous savez que ceci c'est vous. Tout ce qui existe c'est vous”.

 
Il y a une non-séparation, et c'est cette non-séparation qui vous permet de donner une réponse juste. Une réponse qui soit à la fois juste et pleine de compassion. Et je dirais une chose difficile à entendre maintenant, une compassion sans limites. Qui ne s'arrête pas aux victimes. Une compassion, qui soit une compassion de lumière pour toutes les personnes qui ont vraiment besoin de lumière. Si méditer c'est faire, alors ce que vous faites, ce que nous faisons à travers notre méditation s' accompagne de choses concrètes. On ne se met pas dans un coin.

 
Mais c'est un équilibre parce que nous avons besoin d'exprimer notre propre nature tout comme à chaque instant, les arbres, les montagnes, les rivières expriment leur propre nature. Mais nous sommes des êtres humains et nous avons besoin de partager ça dans le monde humain.



 
C'est la réponse au “Que faire ?” qu'on a donné à cette époque, et que nous devons donner maintenant. Et Shitou a continué en disant : “Votre esprit est absolument tranquille, absolument complet et sa possibilité de répondre aux circonstances est sans limites.” Il n'y a rien lorsque nous sommes dans notre véritable nature auquel nous ne puissions pas donner de réponse.

 
Entendons-nous bien, je ne suis pas en train de dire que nous sommes tout- puissants, que nous allons pouvoir régler tous les problèmes du monde et consoler toutes les personnes au monde. Ça n'existe pas. Nous allons faire la petite chose qui est devant nous. J'avais été très frappée par cette phrase de Mère Térésa qui disait : “On ne peut pas faire de grandes choses. Mais on peut faire des petites choses avec beaucoup d'amour”.

 
Et nous, ce que nous pouvons faire, avec notre esprit qui peut répondre à toutes les circonstances, c'est un geste, un autre geste, un autre geste. Encore une fois, même si Jésus, Bouddha revenaient, ils nous diraient : « Ta propre lumière ».J'imagine !

Le Bouddha lui-même n'a pas pu soigner la misère du monde. Il a montré comment nous soigner nous-mêmes afin d'alléger la misère du monde. Il n'y a malheureusement pas de baguette magique dans le monde humain. Personne au monde ne peut faire que tout d'un coup tout aille bien. Ça n'existe pas. On le voudrait quelquefois. Quand les personnes nous parlent, quand les personnes nous racontent des choses terribles, on voudrait avoir un mot magique pour consoler. Mais vous savez, il y a cette histoire de Patacara, cette femme qui a perdu son mari, ses enfants, qui est comme folle errante dans la campagne et qui finit par arriver devant le Bouddha qui lui dit : “Tu n'as pas rencontré la personne qui peut t'aider” et il lui enseigne le Dharma.

 
C'est à nous de faire ressortir notre propre lumière. Et à ce moment-là, l'aide que nous pouvons apporter aux autres est une aide complète. Il y a beaucoup de façons d'apporter son aide.

 
Mais il y a aussi beaucoup de façons de fuir en face de la souffrance des autres. C'est très frappant. C'est difficile la souffrance des autres, qu'est-ce que l'on peut dire à quelqu'un qui vient de perdre un proche ? On ne peut rien dire. Ça m'avait frappé dans ma propre famille, quand il y avait eu des deuils, un enfant mort, sa mère avait dit : “Et le pire, c'est qu'après on se retrouve tout seul”. Plus personne n'ose y aller, plus personne n'ose parler. On se donne plein de bonnes raisons : “Je ne sais pas quoi dire”, “Je vais dire des choses qui vont lui faire de la peine”, “Je ne vais pas savoir quoi dire”. Ce sont des fausses bonnes réponses. Peut-être que l'on a juste besoin de venir et dire : “Je ne sais pas quoi dire mais je suis là”. 




  Parce qu'il n'y a rien à dire devant la souffrance mais il y a être là.

Ensuite quand on est là, il y a des façons plus ou moins bonnes d'être là. Par exemple, on peut être là en sachant que l'on est la personne qui aide et en bas, il y a la personne qui a besoin d'être aidée. Il faut être « gentil » avec cette personne. Nous sommes bien dans notre position supérieure: “Je suis l'aidant, alors, je t'écoute.” C'est une aide dans la séparation totale. 

 

 
L'aide se fait dans la non-séparation. L'aide se fait à partir de ce que l'on est et pas de ce que l'on dit. Parce qu'encore une fois, il n'y a pas de paroles face au drame, face au deuil, il n'y a pas de paroles. Mais l'aide va se faire à travers ce que l'on est. Et ce que nous sommes, c'est plus grand que nous, c'est relié à tout ce qui y est. C'est sans limites. Comme zazen.

 
C'est le moment de pratiquer. 






 Transcription d'un enseignement donné le 21/11/15


" J'ai trouvé beaucoup d'informations sur la Chine de cette époque et les Maîtres dans un article de Joan Sutherland paru dans Buddhadharma Spring 2008 " Koan for Troubled Times"
J'ai repris beaucoup de ce texte.
Je lui offre ma gratitude pour son travail". 


1 commentaire:

  1. Que faire ? Il n'y a rien à faire en effet s'il s'agit de changer le monde en paradis. Mais pour simplement garder le goût de vivre, puisque chacune de nos cellules est dans le mouvement du désir d'exister ? Ce goût n'est pas une rage, il est une dégustation de la douceur comme de l'amertume, en harmonie non seulement avec les humains, mais avec tout ce qui vit.
    Ce que nous faisons est toujours insatisfaisant, c'est la condition de notre finitude, de notre humanité, mais l'action concrète, sans assurance de succès, est notre noblesse, que l'aveuglement de l'avidité peut rendre indigne.

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