En
ce moment, j'habite le plus souvent
à Paris. A Paris, j'habite dans le 11e, rue de Charonne. C'est
quelque chose qui dit tout de suite comment était la nuit du
vendredi au samedi de la semaine dernière. Très difficile, très
bruyante, très angoissante. Le lendemain matin, c'était la journée
de zazen de Paris. C'est aussi dans le 11e, vers le boulevard
Voltaire.
Je
suis partie de bonne heure, dans la rue complètement vide, avec
seulement des personnes de la police scientifique. Je pensais être
toute seule pour cette journée, il avait été demandé aux gens de
ne pas sortir, et surtout dans ce quartier. Et, en fait, la plupart
des personnes sont venues.
Il
y avait eu, je pense, cette impulsion vraiment, de dépasser la peur,
le questionnement, pour venir se rassembler et pratiquer ensemble.
Ça
a été
une journée très, très intense, très très forte et de laquelle
nous sommes tous repartis, je crois, complètement différents, du
fait d'être ensemble, de réfléchir, de parler de tout ce qui
venait de se passer.
Alors,
bien sûr, tous ces événements de la semaine dernière, j'ai envie
d'en parler aussi aujourd'hui parce que je pense que l'on a tous des
questions. Et que notre première question est : “Que faire ?”.
Cela
m'a renvoyée à un moment, il y a quelques années, où j'avais
étudié comment on avait répondu à cette question en d'autres
temps. Il y a une période qui m'intéresse beaucoup. Vous savez que
l'origine du zen c'est le ch'an en Chine et que, ce que l'on a appelé
en quelque sorte l'âge d'or du zen, est la période des Tang autour
du 8e siècle.
C'est
le moment où la Chine est vraiment un empire. Je pense que dans le
monde entier c'était le plus grand empire, le plus riche, là où il
y avait le plus de culture, d'art, de commerce, d'échanges, de
philosophie, de religion, etc. C'était un moment assez
extraordinaire dans l'histoire de l'humanité.
Mais
c'était quand même très étendu et il y avait sans cesse des
problèmes aux frontières, des escarmouches, des guerres. On prenait
donc des paysans que l'on amenait aux frontières. Ils s'y battaient.
Ça posait un tas de problèmes, d'abord les gens devaient payer des
taxes pour entretenir l'armée et les armes, etc. Et pendant que les
paysans faisaient la guerre, ils n'étaient pas aux champs. Ça a
duré comme ça pendant quelques années et l'on sentait des choses
qui craquaient un peu partout.
Vers le milieu du 8e siècle,
l’empereur a eu l'idée de faire venir des armées de mercenaires
pour que les paysans puissent rester dans leurs champs. Ils ont donc
fait venir des armées de mercenaires de toute l'Asie centrale. Ils
allaient se battre, on les payait et ils rentraient chez eux. Ça a
duré un certain temps, puis l'armée de An Lushan à Chang'an dans
le sud-est de la Chine si je ne me trompe pas, qui s'appelle Paix
Éternelle, a refusé de rentrer chez elle. Pourquoi est-ce qu'ils
rentreraient dans leur pays pauvre et poussiéreux alors qu'ils
étaient au centre de ce qu'il y avait de plus riche et de plus
merveilleux au monde.
Alors
la guerre civile a commencé. Ça a duré 10 ans, guerres civiles,
suivies par des famines. Suivies par des épidémies, parce que bien
sûr, de Chang'an cela s'est étendu partout. Ça a duré 10 ans. Au
bout de 10 ans, 2/3 de toutes les personnes du pays étaient mortes.
2/3 ! On ne peut même pas imaginer ce que cela représente. 2
personnes sur 3 étaient mortes, soit de la guerre, soit des
épidémies, soit des famines, soit des déplacements. Donc le
problème qui se posait à tous, à tous, quelque soit leur fonction
dans la société, était : “Que faire ?”. Vous étiez un moine,
vous sortiez du temple, et vous aviez des maisons calcinées, des
cadavres partout et les gens se tournaient vers vous et vous
demandaient : “Que faire ?”.
Il
y a un poète qui a été un des grands poètes des Tang, Du Fu qui
était à Chang'an qui a écrit :
“Les
empires s'écroulent,
montagnes
et rivières demeurent”.
Les
empires s'écroulent ; dans notre vie, il y a sans arrêt, à
chaque instant, des choses qui s'écroulent, quelque chose du corps,
de l'esprit, de la situation autour de nous. Sans arrêt, si nous
regardons, dans notre vie nous pouvons voir que les choses
s'écroulent. Quelquefois très brutalement et horriblement comme la
semaine dernière et puis quelquefois au fil des jours. Et même
cette Chine, qui était la grande puissance au monde, de façon
incroyable, s'écroule.
Et
puis, “montagnes et rivières demeurent”. Je ne pense pas qu'il
dise simplement que les choses humaines sont fragiles, que les
maisons s'écroulent mais que les montagnes restent.
Je
pense qu'il faut l'entendre un peu différemment dans la vision du
Zen, du Ch'an à l'époque. Quoiqu'il se passe, la montagne est sans
cesse, complètement, pleinement montagne. Elle réalise complètement
sa “fonction” de montagne. Bien sûr, elle va s'éroder, elle va
changer. Même les montagnes vont finir par s'écrouler. Mais la
montagne est toujours pleinement elle-même, la rivière est toujours
pleinement elle-même quelque soit sa forme.
Comment
faisons-nous, êtres humains, pour être pleinement nous-mêmes quand
nous sommes confrontés à ce qui s'écroule. Je pense que c'est la
question qu'il pose. Et la réponse aussi qui est dans la question.
Et c'est cette réponse qui nous interroge. Comment est-ce que l'on
fait pour rester pleinement un être humain pour conserver notre
nature, notre nature lumineuse, notre nature de Bouddha, notre nature
insaisissable et sans limites lorsque tout s'écroule ainsi.
Tout
bouge sans cesse, le Maître précédent de la période des Tang est
Huineng. Vous avez forcément entendu parler de lui. Le Sutra de
l'Estrade, etc. C'est une pratique très monastique et très
intériorisée. C'est vraiment une pratique personnelle. Il a eu 2
grands disciples, Mazu qui va être dans l'école Rinzai et ce qui
sera l'école Rinzai au Japon par la suite. Et l'autre Shitou, qui va
être dans le Sôtô Zen, notre école. Ce sont les deux grands
Maîtres qui ont apparu dans cette période de confrontations et de
problèmes incessants. Et tous les deux à leur manière ont cherché
cette réponse à : “Que faire ?”. Comment exprimer à travers
tout ce chamboulement, toute cette douleur, toute cette horreur,
comment exprimer pleinement notre Nature de Bouddha.
Bien
sûr, ce “Que faire ?” a beaucoup de niveaux de réponses. On le
voit en ce moment quand on écoute la radio, etc. Il y a des réponses
judiciaires, il y a des réponses législatives, des réponses
militaires, des réponses diplomatiques, que sais-je ?
Mais
nous, là, nous qui n'avons pas pouvoir ni judiciaire, ni législatif,
ni rien, qu'est-ce qu'on va faire ?
Shitou
dit ceci, une des réponses qu'il donne est :
“Tourner
sa lumière vers l'intérieur et voir clairement sa véritable
nature.”
C'est
difficile parce que dans notre période actuelle, nous sommes une
société, une culture du faire, du faire concret. Peut-être
beaucoup plus concret qu'à cette époque. Alors on se dit que l'on
va faire quelque chose. On va aller donner son sang, on va aller
aider quelqu'un, on va aller héberger, etc. Tout ça est important.
Tout ça c'est du faire, c'est important. Mais ce que Shitou dit en
tant que Maître Zen, ce que nous, nous pouvons chercher en tant que
pratiquants de la Voie du Bouddha, est comment nous allons voir et
faire apparaître notre véritable, pleine nature. Parce que tant que
nous ne pouvons pas voir notre véritable nature, ce que nous allons
faire risque d'être toujours un peu insuffisant.
Il
y a quelque chose de clair, pour moi, en tant que monastique, d'
évident, c'est que méditer, faire zazen, c'est faire. Ce n'est pas
se mettre à côté. A un moment, Shitou dit :
“Le
véritable enfer, c'est vous servir de votre propre pratique pour
fuir le monde”.
La
plupart d'entre vous a, je pense, reçu le courrier que j'ai envoyé
après le vendredi, proposant de passer une soirée en zazen
ensemble. Plusieurs d'entre vous nous ont accompagnés dans la
pratique de zazen du jeudi et je pense, pour ce que j'en ai ressenti
comme les quelques personnes avec qui j'en ai parlé, nous savons que
nous avons fait quelque chose. Nous savons qu'en tournant notre
lumière vers l'intérieur et en laissant notre lumière ressortir
dans ce monde, en remettant dans toute cette obscurité du désastre,
de cette pulsion de mort, dans toute cette obscurité de la
souffrance partagée, nous mettons un peu de la lumière dans le
monde. En tout cas, nous remettons, nous dégageons, je ne sais pas
comment le dire, nous réalisons notre propre lumière.
Je
crois que ce n'est pas rien.
Je
crois que c'est une obscurité qui tombe sur le monde quand ces
périodes se passent, n'est-ce pas ? C'est une obscurité au sens où
l'esprit de ces personnes qui sont noyées dans l'ignorance est
obscur. Elles sont noyées dans leur colère. Il n'y a plus aucune
lumière dans leur esprit pour faire des choses pareilles. Et nous,
nous remettons au moins notre propre lumière. Parce que si nous
éteignons nous aussi notre propre lumière, alors il n'y a plus de
lumière dans le monde.
Et
Shitou dit que le véritable enfer serait de se servir de la pratique
pour fuir le monde, mais maintenant, dans notre société actuelle,
l'autre véritable enfer aussi serait d'oublier notre propre pratique
pour se mettre devant Facebook, Google et toutes les images !
C'est aussi éteindre notre lumière.
Je
ne dis pas de ne pas regarder, j'ai moi aussi acheté les journaux,
j'ai écouté la radio. Mais nous devons trouver l'équilibre juste,
celui qui préserve notre lumière. Nous devons renforcer notre
propre lumière pour voir notre véritable nature parce que vraiment
c'est en exprimant notre propre nature que nous pouvons effectivement
vivre la non-séparation avec tout ce qui se produit.
Quand
nous sommes comme eux, au 8e siècle en Chine, dans le désastre,
cela veut dire qu'il n'y a plus aucun endroit où vous pouvez
regarder. Il n'y a plus aucun endroit où vous pouvez marcher, où il
n'y ait pas la destruction et la mort. Vous avez envie de vous
retirer de ça. Vous avez envie de vous mettre dans un petit jardin
intérieur, quelque part. Et pourtant quand vous exprimez
complètement votre propre nature, et c'est ce que Mazu a dit : “Vous
savez que ceci c'est vous. Tout ce qui existe c'est vous”.
Il
y a une non-séparation, et c'est cette non-séparation qui vous
permet de donner une réponse juste. Une réponse qui soit à la fois
juste et pleine de compassion. Et je dirais une chose difficile à
entendre maintenant, une compassion sans limites. Qui ne s'arrête
pas aux victimes. Une compassion, qui soit une compassion de lumière
pour toutes les personnes qui ont vraiment besoin de lumière. Si
méditer c'est faire, alors ce que vous faites, ce que nous faisons à
travers notre méditation s' accompagne de choses concrètes. On ne
se met pas dans un coin.
Mais
c'est un équilibre parce que nous avons besoin d'exprimer notre
propre nature tout comme à chaque instant, les arbres, les
montagnes, les rivières expriment leur propre nature. Mais nous
sommes des êtres humains et nous avons besoin de partager ça dans
le monde humain.
C'est
la réponse au “Que faire ?” qu'on a donné à cette époque, et
que nous devons donner maintenant. Et Shitou a continué en disant :
“Votre
esprit est absolument tranquille, absolument complet et sa
possibilité de répondre aux circonstances est sans limites.” Il
n'y a rien lorsque nous sommes dans notre véritable nature auquel
nous ne puissions pas donner de réponse.
Entendons-nous
bien, je ne suis pas en train de dire que nous sommes tout-
puissants, que nous allons pouvoir régler tous les problèmes du
monde et consoler toutes les personnes au monde. Ça n'existe pas.
Nous allons faire la petite chose qui est devant nous. J'avais été
très frappée par cette phrase de Mère Térésa qui disait : “On
ne peut pas faire de grandes choses. Mais on peut faire des petites
choses avec beaucoup d'amour”.
Et
nous, ce que nous pouvons faire, avec notre esprit qui peut répondre
à toutes les circonstances, c'est un geste, un autre geste, un autre
geste. Encore une fois, même si Jésus, Bouddha revenaient, ils nous
diraient : « Ta propre lumière ».J'imagine !
Le
Bouddha lui-même n'a pas pu soigner la misère du monde. Il a montré
comment nous soigner nous-mêmes afin d'alléger la misère du monde.
Il n'y a malheureusement pas de baguette magique dans le monde
humain. Personne au monde ne peut faire que tout d'un coup tout aille
bien. Ça n'existe pas. On le voudrait quelquefois. Quand les
personnes nous parlent, quand les personnes nous racontent des choses
terribles, on voudrait avoir un mot magique pour consoler. Mais vous
savez, il y a cette histoire de Patacara, cette femme qui a perdu son
mari, ses enfants, qui est comme folle errante dans la campagne et
qui finit par arriver devant le Bouddha qui lui dit : “Tu
n'as pas rencontré la personne qui peut t'aider”
et il lui enseigne le Dharma.
C'est
à nous de faire ressortir notre propre lumière. Et à ce moment-là,
l'aide que nous pouvons apporter aux autres est une aide complète.
Il y a beaucoup de façons d'apporter son aide.
Mais
il y a aussi beaucoup de façons de fuir en face de la souffrance des
autres. C'est très frappant. C'est difficile la souffrance des
autres, qu'est-ce que l'on peut dire à quelqu'un qui vient de perdre
un proche ? On ne peut rien dire. Ça m'avait frappé dans ma propre
famille, quand il y avait eu des deuils, un enfant mort, sa mère
avait dit : “Et le pire, c'est qu'après on se retrouve tout seul”.
Plus personne n'ose y aller, plus personne n'ose parler. On se donne
plein de bonnes raisons : “Je
ne sais pas quoi dire”, “Je vais dire des choses qui vont lui
faire de la peine”, “Je ne vais pas savoir quoi dire”.
Ce sont des fausses bonnes réponses. Peut-être que l'on a juste
besoin de venir et dire : “Je
ne sais pas quoi dire mais je suis là”.
Parce
qu'il n'y a rien à dire devant la souffrance mais il y a être là.
Ensuite
quand on est là, il y a des façons plus ou moins bonnes d'être là.
Par exemple, on peut être là en sachant que l'on est la personne
qui aide et en bas, il y a la personne qui a besoin d'être aidée.
Il faut être « gentil » avec cette personne. Nous sommes
bien dans notre position supérieure: “Je suis l'aidant, alors, je
t'écoute.” C'est une aide dans la séparation totale.
L'aide
se fait dans la non-séparation. L'aide se fait à partir de ce que
l'on est et pas de ce que l'on dit. Parce qu'encore une fois, il n'y
a pas de paroles face au drame, face au deuil, il n'y a pas de
paroles. Mais l'aide va se faire à travers ce que l'on est. Et ce
que nous sommes, c'est plus grand que nous, c'est relié à tout ce
qui y est. C'est sans limites. Comme zazen.
C'est
le moment de pratiquer.
Transcription d'un enseignement donné le 21/11/15
J'ai repris beaucoup de ce texte.
Je lui offre ma gratitude pour son travail".
Que faire ? Il n'y a rien à faire en effet s'il s'agit de changer le monde en paradis. Mais pour simplement garder le goût de vivre, puisque chacune de nos cellules est dans le mouvement du désir d'exister ? Ce goût n'est pas une rage, il est une dégustation de la douceur comme de l'amertume, en harmonie non seulement avec les humains, mais avec tout ce qui vit.
RépondreSupprimerCe que nous faisons est toujours insatisfaisant, c'est la condition de notre finitude, de notre humanité, mais l'action concrète, sans assurance de succès, est notre noblesse, que l'aveuglement de l'avidité peut rendre indigne.