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Photo: Marianne Jonen |
Premier
Jour
« Regarde »dit
l’ange.
L’homme
et lui se tenaient devant un vaste espace sans contours, une plaine
peut-être- sans vent ni couleur, sans pluie ni chant d’oiseaux.
Autour d’eux, pas un son, pas un arbre ni une pierre.
« Regarde »
répéta l’ange. Il tendit le bras et un filet d’or, une corde de
lumière apparut. Elle scintillait à son début puis disparaissait
vers l’horizon, perdant son éclat, se fondant dans l’obscurité.
« Vois,
reprit l’ange, quand il y a la vie, il y a la mort. Alors ? »
L’homme
resta d’abord silencieux; peut-être devait-il apprendre à former
les mots; peut-être que rien n’existait encore dans son cœur –
juste un creux, une faim, une étincelle. Il suivit des yeux le
reflet doré aussi loin qu’il le put; peut-être apprit-il à ce
moment « ici » et « là-bas », et encore
« maintenant » et « plus tard »; il
pressentit l’espace et le temps, le passé et l’avenir. Il ouvrit
la bouche et dit « Oui ».
Une
autre corde d’or, elle aussi allant s’obscurcissant, apparut :
« Quand
il y a amour, il y a souffrance.
-Oui, acquiesça l’homme.
-Quand il a vérité, il y a erreur.
-Oui.
-Quand il y a le jour, il y a la nuit.
-Oui.
-Quand il y a bonheur, il y a chagrin.
-Oui.
-Quand il y a le feu, il y a la cendre.
-Oui »
A
chaque parole de l’ange , les cordes étincelantes
apparaissaient, mirages de beauté dont l’éclat rendait pourtant
l’obscurité encore plus sombre ? Et toujours la plaine, sans
un souffle, sans une trace.
L’ange
reprit :
« Il
y a la mort, et il y a la vie.
-Oui.
-Il
y a la souffrance, il y a l’amour ; il y a l’erreur et il y
a la vérité ; il y a la nuit et il y a le jour et il y a le
chagrin et il y a le bonheur. Il y a la cendre et il y a le feu. »
L’homme
restait silencieux.
« Regarde
bien, insista l’ange. Il y aura la lumière et l’ombre –
l’ombre et la lumière. Toujours.
-Oui, répondit l’homme.
–Alors ? demanda l’ange.
Et
l’homme se redressa ; son visage n’était plus lisse mais
griffé au coin des yeux de toutes les petites rides de la joie et de
la fatigue et marqué au coin des lèvres des plis des larmes et du
sourire. Il se tint debout, regarda autour de lui, prit sa première
inspiration :
Et
son cœur à ces mots s’emplit de toutes les joies et de tous les
chagrins: de ces joies minuscules, aussi ravissantes qu’une menotte
de nouveau-né et de ces joies immenses qui coupent le souffle et
font vaciller les montagnes;
il connut tous les chagrins, ceux qui
nous creusent, ceux qui nous écrasent et ceux qui rayent notre cœur
comme le diamant.
Il
connut l’espoir et la fin de l’espoir ; il connut l’hiver
et sa morsure et l’obscurité et l’angoisse – et il vit la
fraîcheur du printemps et l’éclat de rire du soleil. Il entra
dans l’extase, oublieux de lui-même et s’enferma dans la
douleur, oublieux des autres. Et il fit un pas, un autre et s’éloigna
vers la lumière, et vers l’obscurité.
Et l’ange chuchota – mais déjà le vent se levait : « N’oublie pas… »
Et l’ange chuchota – mais déjà le vent se levait : « N’oublie pas… »
Etre déçu suffisamment pour que la quête soit nécessaire, inéluctable.
RépondreSupprimerRenoncer à des espoirs injustifiés pour atteindre une vérité toujours plus lointaine.
Puiser dans l'illusion ce qui fait la force de la liberté.
Vivre le dés-espoir de l'expérience qui ne conduit nullement au néant, mais vers l'imprévisible et l'enthousiasme le plus résolu.
Il n'est de route que celle qui s'exprime par la foi en un "vide" d'où naissent la liberté et la décision.
(librement adapté d'une préface de Karl Jaspers-Bâle 1956)